Peut-on encore écrire des livres vivants ?

12/30/2020
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Article
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Les 7 Lectures

La force du livre soufi ne réside pas dans sa forme, dans ses lettres ou dans la beauté de ses tournures. Beaucoup de textes spirituels sont beaux, apaisants, enrichissants, et permettent d’offrir au lecteur un vrai goût quant à la profondeur des choses. Mais le livre soufi est encore au-delà de cela, sinon, il n’est pas soufi dans le sens où nous l’entendons !

Nous avions évoqué dans l’article Le livre soufi deux types de livres : ceux qui visent à corriger les pratiques, convenances et améliorer les bonnes habitudes ; ceux qui traitent des réalités profondes (haqa’iq). Ces deux types de livres forment un tout qui se veut être le support d’un cheminement équilibré en l’absence physique du maître spirituel. En effet, le disciple a besoin de comprendre quelques fondamentaux de la réalité profonde tout en ayant une pratique agréée par son maître. Ces livres sont de véritables manuels du cheminement, c’est pour cela que nous les chérissons tant.

Il existe néanmoins une autre catégorie de livres traitant du soufisme dont nous avions parlé en des termes peu élogieux, car ils ne rentrent pas selon nous dans la grande catégorie des « livres vivants ». Ce sont les œuvres universitaires traitant du soufisme, recoupant les informations précieuses sur les divers saints, les diverses doctrines, les divers courant. Bien qu’étant – selon nous – dans une catégorie bien en dessous des livres vivants soufis, ces livres sont des mines d’or d’informations à propos desquels nous ne pouvons qu’inviter les chercheurs à aller y puiser. Ce sont notamment grâce à ce genre de travaux qu’aujourd’hui nous avons un héritage soufi si vaste en langue française. Ces travaux doivent être respectés pour leur apport, pour leur retranscription et leur traduction de l’œuvre des maîtres, mais il ne faut surtout pas s’en contenter pour « comprendre le soufisme ».

Cette grande catégorie comporte aussi des livres romancés sous fond de soufisme, d’amour et de spiritualité. Ces livres sont souvent d’une grande beauté et d’un apaisement profond. Ils touchent de nombreux lecteurs, souvent peu avisés, qui découvrent le soufisme par un prisme universel, très humain, qui nourrira par sa sagesse l’ensemble des lecteurs, toutes confessions confondues.

Le livre vivant

Pour comprendre la notion de livre vivant, vivifiant, du livre écrit à l’encre de la Vie, il faut comprendre la méthode d’écriture soufie. Il suffit de se concentrer sur les titres d’ouvrages des grands maîtres pour comprendre à partir de quoi – ou plutôt de Qui – ils se permettent d’écrire sur cette magnifique science. Nous retrouvons entre autres « les ouvertures (spirituelles) mecquoises » du grand ibn ‘Arabi ; « le dévoilement de ce qui est caché » d’al-Hujwiri ; « le secret des secrets » d’al-Jilani ; « le livre du secret », du Shaykh Mohamed Faouzi al-Karkari, et bien d’autres qui sont tout aussi explicites.

Ces titres ne sont pas là pour impressionner, pour enjoliver un contenu, mais bien pour décrire d’où vient cette science et de quoi traite le livre en question. Ils annoncent en quelque sorte la couleur. Le titre dit « cela ne vient pas des âmes (noufous), ni des intellects (‘ouqoul), mais d’Allah – exalté soit-Il – qui me révèle ce que je retranscris ». Certains ont ainsi commenté le Coran, décrit les stations de la foi, les étapes de la voie, comment éviter leurs pièges du cheminement. Ils ont ainsi à la fois utilisé leur expérience de cheminant, de serviteur, et leur expérience dans le monde céleste de la vision, de l’audition et de la science par inspiration, afin de retranscrire ce que nous appelons aujourd’hui : des livres soufis, des livres vivants, vivifiants.

Si la Révélation coranique s’est arrêtée, les Hommes liés à leur Seigneur n’ont cessé de nous ramener les diverses compréhensions que nous devons avoir du Livre révélé, et les différentes approches à avoir face à la science de l’univers. Ils n’ont jamais eu dans leur intention que de plaire à Allah – exalté soit-Il – et de faciliter la Voie qui mène à Lui. C’est pourquoi les livres soufis sont chargés de cette force du lien qu’entretiennent les différents saints avec leur Seigneur et Maître.

Le contenu de leur écriture varie. Certains ont raconté leurs visions, à l’instar d’un Ruzbehan al-Baqili, d’autres ont raconté leur vie à travers une autobiographie, comme le grand Ibn ‘Ajiba. D’autres ont détaillé la science d’Allah, comme Ibn ‘Arabi, certains ont évoqué les ruses de l’âme, les différents degrés dans le péché comme dans l’adoration comme al-Ghazali. Certains ont commenté le Coran, d’autres ont détaillé des points dogmatiques avec science et profondeur. Certains ont authentifié les hadiths du Prophète, d’autres encore ont combattu – par leurs arguments – les faux soufis, les juristes zélés ou toute doctrine déviante. Tous ont agi sur différents domaines de la religion, de manières différentes. Mais tous les livres que nous qualifions de vivants ont une chose en commun : ils se sont basés sur la Science du Vivant !

Abu Yazid al-Bistami a dit cette célèbre phrase concernant ce type de savants puisant à la source du Vivant en opposition aux autres se basant sur leur savoir humain et terrestre : « Ce sont de pauvres gens dont le savoir se prend de mort en mort. Quant à nous, nous tirons notre savoir du Vivant qui ne meurt pas. » Le Vivant (Al-Hayy) par excellence, c’est Allah Lui-même, ce Nom étant l’un de Ses Beaux Noms. C’est Lui qui insuffle le Souffle de la Vie dans les œuvres des Hommes, et c’est à l’intérieur de ce Souffle que sont confinées les véritables œuvres vivantes. Elles ne l’ont jamais quitté, c’est pour cela que pour y accéder et en tirer un véritable profit, il faut s’être dépouillé, il faut avoir « ôté ses sandales » (Coran 20/12) pour reprendre l’exemple coranique, afin de pénétrer dans la vallée sacrée de ces écrits.

Comment écrire une œuvre vivante ?

La plume ne se lève que lorsque l’autorisation spirituelle (idhn) descend. Elle n’écrit que lorsque l’auteur reçoit dans son cœur une inspiration à propos d’une certaine compréhension. Ce n’est pas le fruit d’un effort d’interprétation (ijtihad) au sens où l’entendent les gens des sciences apparentes, qui parfois visent juste et parfois visent faux. Ce n’est pas un développement d’idées rationnelles, dirigé par l’auteur lui-même. Plutôt, dans cette posture, il se doit d’être le scribe de la Lumière du Prophète – prière et salut sur lui. Rien de moins ni rien de plus.

Les lignes d’écriture dans les ouvrages soufis sont les fruits de nombreuses heures de dhikr accompagnées de méditation, parfois en état de jeûne ou de retraite. L’auteur parvient parfois à provoquer les descentes sur un sujet précis, lorsqu’il attache son esprit à un texte du Coran, de la sunna, à la parole d’un wali, ou encore à une problématique du cheminement. Et d’autres fois, il subit littéralement ses inspirations, son Seigneur lui révélant ce qu’Il veut quand Il veut, selon les besoins de celui qui reçoit. Si Allah – exalté soit-Il – veut qu’un Livre sorte sur un sujet particulier, alors Il le fera écrire par l’un de Ses serviteurs qui prendra le rôle d’auteur, sans qu’aucun mérite ne lui revienne finalement.

L’auteur de livres vivants est comme effacé face à la grandeur du Vrai, indigent devant Sa science, et satisfait quant à ce qui descendra sur lui. Il est le mort entre les Mains du Vivant.