Le livre soufi

11/27/2020
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Article
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Louis Mazué

La tradition islamique s’est tout d’abord inscrite dans une transmission orale. Bien que le Coran soit souvent appelé « Le Livre – al-kitab », le récit transmis par l’Ange Jibril au Prophète – prière et salut sur lui – n’était pas une écriture. Selon une certaine compréhension soufie, ce n’était même pas des mots, mais des réalités ésotériques lumineuses, que ne peuvent cerner ni les sons ni les lettres, la Parole divine étant incréée. C’est sur le cœur du Prophète – prière et salut sur lui – que la réalité ésotérique est devenue des mots arabes, des phrases avec un sens pour le commun des hommes. C’est pour cela que la tradition islamique enseigne que le Coran est descendu en une seule nuit, c’est-à-dire l’ensemble de la Parole divine incréée destiné à être révélé. L’entièreté de cette parole est descendue sur le cœur prophétique en une seule nuit, et s’est révélée en langue arabe durant vingt-trois années, sans aucune altération de la réalité profonde. C’est le miracle mohamedien ! Par son infinie perfection, il est parvenu à retranscrire sans aucune faille la profondeur de la parole divine avec une langue humaine : la langue arabe.

Par cette langue arabe, le Prophète – prière et salut sur lui – a enseigné ce Coran à ses compagnons, qui d’abord l’ont mémorisé de sa bouche bénie, puis l’ont écrit sur divers supports. Comme nous l’enseigne l’histoire, il fallut attendre l’époque du califat de notre maître ‘Othman ibn ‘Affan, troisième calife de l’Islam après le décès du Prophète – prière et salut sur lui – afin de parvenir à réunir le Coran dans un seul livre, tel que nous l’avons aujourd’hui.

Après le Coran, ce fut au tour du hadith du Prophète d’être réuni dans différents ouvrages, après avoir été écrit, comme il fut le cas pour le Coran, sur différents supports, mais surtout après avoir été mémorisé par les compagnons. Les compagnons – qu’Allah les agrée tous – avaient retenu et parfois recopié la parole du Prophète, et ils l’ont restituée aux générations suivantes, afin que celle-ci ne se perde pas. Sont alors arrivés les compilateurs de hadiths qui se sont succédés au fil des siècles. Les autres sciences islamiques ont connu le même sort. Le Prophète n’enseignait évidemment pas la spiritualité, la sagesse ou la jurisprudence en prenant en support un livre papier. Plutôt, il donnait l’exemple à travers ses actes, ses paroles et ses approbations. C’est ainsi qu’un certain nombre de compagnons sont devenus spécialistes dans diverses sciences islamiques, sans jamais avoir ouvert un livre pour cela, car le Livre marchait devant eux : c’était le Prophète – prière et salut sur lui.

Le rôle du livre islamique est de permettre la sauvegarde du trésor des temps de la prophétie, puis de le transmettre. C’est aussi un support d’étude pour les savants et leurs étudiants, afin que les sciences islamiques soient préservées et finissent par constituer une religion codifiée comme elle l’est aujourd’hui. Pour devenir un savant, ou tout simplement pour étudier la religion, le musulman doit aujourd’hui passer par de nombreux supports qui n’existaient pas au temps du Prophète – prière et salut sur lui. Tous ces ouvrages, tous ces savants et étudiants n’ont fait, à travers quinze siècles, qu’étudier le puits sans fin de sagesses et de sciences que fut le Prophète – prière et salut sur lui – durant ses vingt-trois années de prophétie, ou ses soixante-trois années de vie. Toutes les sciences islamiques tentent de grossir, détailler, analyser le message prophétique afin de comprendre la Révélation de la meilleure manière, dans un contexte toujours plus éloigné, à tous les niveaux, des temps premiers.

Quelle est la spécificité de livre soufi ?

Le livre soufi est un livre parmi les livres islamiques, mais son rôle est singulier. Si la religion est aujourd’hui un ensemble codifié, elle était à ses débuts, comme nous l’avons dit, une réalité ésotérique lumineuse descendue en une seule nuit sur le cœur prophétique. Depuis cette nuit, le point originel n’a cessé de manifester ses différents trésors à travers les siècles. Aujourd’hui, pour étudier une science religieuse, on passe d’abord par les supports les plus éloignés. Par exemple, pour étudier la croyance, l’étudiant musulman apprendra à partir du commentaire d’un traité de référence dans cette science. Le commentaire est postérieur au traité, qui lui-même est parfois postérieur à d’autres traités qu’il reprend de manière plus appréhensible, qui eux sont postérieurs à la révélation. Si l’étudiant veut creuser cette science, il faudra qu’il flue de cette manière à travers quinze siècles d’histoire de commentaires et de traités, avec les diverses réfutations des savants visant les groupes égarés, observer les arguments des groupes égarés et les réponses des savants... Il étudiera les subtilités des diverses écoles de croyances, l’histoire des courants, et ainsi de suite. Tout cela pour comprendre de la manière la plus sure et la plus précise possible ce qui au temps du Prophète – prière et salut sur lui – était un verset révélé avec une compréhension saine. Si les choses semblaient si simples, c’est parce que la Source était là ! Mais, cette complexification est générale et concerne toutes les sciences. Plus les temps passent, plus le fleuve des sciences islamiques est long et difficile à remonter, car l’héritage est vaste ! Mais, le but n’était-il pas la Source ? Les diverses livres des sciences islamiques sont comme un fleuve, tandis que les livres soufis visent directement la Source de la connaissance, la présence divine, l’excellence dans la servitude, la compréhension des stations spirituelles et tout ce qui concerne la Voie.

Des livres venant de la Source

Il y a deux grands types de livres soufis, bien que la plupart soient un mélange des deux. Il y a dans ces livres ce qui concerne l’excellence de la servitude, la perfection de l’adoration. C’est ce que le serviteur se doit d’accomplir afin de progresser dans la Voie. Il ne s’agit plus ici de parler des actes comme on le fait durant les cours de jurisprudence (fiqh) ou de transmission de hadiths. Plutôt, ces livres mettent l’accent sur le sens des pratiques, leur essence, la manière de les rendre les plus parfaites possible, et cela dans le but d’en tirer les meilleurs fruits. Car c’est bien cela le but du soufisme : les fruits de cette science. Un des meilleurs exemples pour ce type de livre soufi est le célèbre ouvrage d’al-Ghazali « Ihya ‘ulum ad-din – Revivifications des sciences de la religion ».

Si en premier lieu les réalités ésotériques des soufis n’étaient que des paroles éparpillées, elles furent ensuite consignées dans des livres afin de dévoiler aux initiés les réalités de la Voie, et de leur apporter un support à leur cheminement personnel. Nous devons bien insister sur ce point, les livres soufis sont des supports devant aider le cheminement personnel des cheminants, et ne constituent en aucun cas une substitution au cheminement de chacun. Le Shaykh sidi Mohamed Faouzi al-Karkari – qu’Allah le préserve et sanctifie son secret – dit : « Les livres des gens d’Allah [les soufis] sont pour les gens d’Allah. » Cette parole ne vise pas à exclure le lecteur, mais à lui faire prendre pleine conscience de son indigence à percer les mystères de ces livres. Bien qu’aujourd’hui nous ayons des cursus entiers, des thèses universitaires pour parler des contenus des livres soufis, tous ces travaux ne parviennent jamais à ne serait-ce qu’en approcher la réalité. Pire, ils visent à côté et érigent leur manque de compréhension en science. Ceux-là sont les plus voilés, et la raison de cela, c’est parce qu’ils n’ont même pas compris l’intention et le but de ces livres, sinon, ils auraient tout abandonné dans le but de les pratiquer plutôt que de les étudier. Les soufis aiment répéter l’adage « celui qui n’a pas de Shaykh (maître spirituel), Shaytan est son Shaykh ». Si celui qui n’a pas de Shaykh à Shaytan comme guide, que celui qui a pris un livre comme Shaykh sache que son livre est devenu pour lui un Shaytan : nulle guidée n’en découlera s’il en reste là.

Le livre soufi est donc un préambule au cheminement pour les gens qui ont compris qu’il manquait l’essence même de la religion lorsque celle-ci était dénuée de tassawuf. Le livre soufi est aussi un livre d’appel à Allah par les réalités ésotériques de la Voie, un livre qui permet d’allumer le feu dans le cœur des amoureux destinés à cheminer. Il est également un compagnon de route, un ami proche qui appelle le cheminant au bien lorsque celui-ci est sur la Voie. Le livre soufi est une mine d’or, le point de départ à de nouvelles compréhensions, pour arpenter la route des réalités ésotériques en ayant avec soi un garde-fou. Le livre soufi connecte au point, au cœur mohamedien qui a reçu toute la révélation en une seule nuit. Le livre soufi apprend au cheminant comment obtenir un cœur habité par cette révélation, et comment devenir soi-même un exemple mohamedien, cheminant à partir de ce cœur lumineux, et déroulant par sa vie la science qui l’habite. Le livre soufi mène le serviteur à l’essentiel et lui permet de savoir ce qu’Allah attend de nous lorsqu’Il dit : « A certes réussi celui qui la purifie [l’âme]1 ! »

C’est l’ensemble de ces objectifs que veulent remplir nos livres, écrits pour les cheminants, par un Shaykh à la force spirituelle unique en ce temps2, et par ceux qui sur sa Voie cheminent vers le Très-Haut, avec une maîtrise et une compréhension qui se doivent d’être rendues accessibles. Tous ces livres disposent du idhn (autorisation divine), ce qui rend leur lecture profitable pour toute personne aspirant à Allah – exalté soit-il – et son Messager – prière et salut sur lui.


[1] Coran : sourate 91, verset 9.
[2] Le Shaykh Mohamed Faouzi al-Karkari.